Apr 25, 2001

interview: "Le consensus néolibéral en Palestine"

2011-04-26
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Plus tôt ce mois-ci, la Banque Mondiale, le Fond Monétaire International et le Coordinateur Spécial des Nations Unies pour le Processus de Paix au Moyen Orient (UNSCO) ont publié chacun des rapports qui soutiennent le programme de l’Autorité palestinienne de mise en place d’un état. Ils prétendent que, du point de vue des institutions, l’AP est prête à établir un état dans un avenir proche.

En août 2009, l’AP a publié un document de stratégie [PDF], intitulé « Fin de l’Occupation, Construction de l’État. » Le Programme de mise en place d’un état indique que l’instauration d’un état palestinien d’ici deux ans « est non seulement possible, mais aussi essentiel. » L’AP insiste sur la construction de « solides institutions d’état susceptibles de pourvoir aux besoins de nos citoyens, malgré l’occupation. » En ce qui concerne le système économique, le programme indique que « la Palestine se fondera sur les principes d’une économie de marché. »

Récemment, les économistes palestiniens Raja Khalidi et Sobhi Samour ont publié un article très critique à l’égard de la politique néolibérale de l’AP, dans le Journal of Palestine Studies, intitulé « Le Néolibéralisme en tant que Libération : Le Programme de mise en place de l’État et la Réfection du Mouvement National Palestinien. »

Khalidi et Samour soutiennent que le programme de mise en place d’un état « ne peut réussir ni en tant qu’accoucheur d’indépendance, ni en tant que stratégie pour le développement économique de la Palestine. » Ils déclarent que l’AP offre aux Palestiniens qui vivent en Cisjordanie occupée « un programme basé sur le fait de produire croissance et prospérité sans aucune stratégie de résistance ou de défi aux mesures d’occupation. »

Le collaborateur de l’Intifada Électronique Ray Smith a interviewé Raja Khalidi, économiste supérieur à la Conférence de l’ONU sur le Commerce et le Développement (CNUCED /UNCTAD), au sujet de la politique économique de l’AP et de ses implications pour l’instauration d’un état. Les opinions exprimées dans cette interview ne représentent pas celles du secrétariat de l’ONU.
Ray Smith: Que pensez-vous de l’éloge unanime de la part de ceux qui dirigent les institutions internationales ?

Raja Khalidi: De tels rapports ne me rendent pas particulièrement heureux, et je m’inquiète de leur véracité. Il existe un grand contraste entre ces déclarations et la réalité politique sur le terrain et il y a plusieurs problèmes au sujet de ces opinions. Ils prétendent que l’AP est maintenant au-dessus du « seuil » pour l’instauration d’un état viable, qu’elle a répondu aux divers critères requis par ces institutions pour avoir droit à devenir un état. Ce genre de modèle générique utilisé pour évaluer des questions complexes où qu’elles soient, concernant le gouvernement, présente un problème général. Dans le cas de la Palestine, le vrai problème est que de tels critères et des seuils arbitraires n’ont rien à voir avec la réalité, ni avec le gros éléphant dans la pièce de la gouvernance palestinienne, à savoir l’occupation israélienne.

Donc aujourd’hui, voilà ce qui importe vraiment : Que se passera-t-il en septembre, quand tout cela changera, quand, au mieux, la position diplomatique officielle deviendra « l’État palestinien » ? Qu’est-ce qui fera changer cet état virtuel en un vrai état ? Personne ne semble aborder ce problème. On ne parle que de peaufiner cet état virtuel, le réformer et le réparer, ajouter des services par ci, privatiser par là, économiser par ci et réduire le budget par là. C’est comme la façon dont les donateurs et les institutions internationales abordent la performance d’un pays normal à revenu moyen. L’AP semble présumer que, par la volonté du peuple, ces citoyens qui se montrent capables de respecter les feux de signalisation, de payer leurs factures d’électricité et de ne pas porter de fusils en public, le statut d’état « s’imposera. » D’une manière ou d’une autre, le statut d’état « arrivera tout simplement » en septembre, parce que techniquement, tout est prêt.

RS: Selon des rapports récents, la Palestine semble bien réussir au point de vue économique. Vraiment ?

RK: Eh bien, nous constatons certainement une « bulle économique ». On a vu ça avant dans les années 80 et 90, mais les bulles ont éclaté à la fin ou ont été écrasées par les chars israéliens. La croissance économique de 9% en 2010 a été alimentée principalement par des donateurs, l’aide et une reprise des investissements privés en Cisjordanie, et aussi par l’économie des tunnels florissante dans la bande de Gaza. Ce n’est un secret pour personne que La « croissance » a lieu principalement dans les zones A et B, non dans la zone C, le sud de la Cisjordanie, ni la vallée du Jourdain, tandis que, de toute façon, Gaza et Jérusalem, sont en réalité exclues de la carte de la croissance. Donc c’est à peu près la moitié de la population palestinienne sous occupation, qui jouit de la reprise économique. [Note de la rédaction : Selon les Accords d’Oslo, la Cisjordanie occupée est divisée en trois secteurs : Zones A, B et C. L’AP détient le contrôle de la sécurité dans la zone A et partage le contrôle avec Israël dans la B. La zone C qui représente 60% de la Cisjordanie, est sous contrôle israélien].

La priorité accordée à l’accès au seuil de l’indépendance, n’était pas une complète perte de temps. Elle a certainement aidé à composer au moins l’image d’un état qui fonctionne. Tout ceci cependant, au risque de voir l’AP se satisfaire de l’image d’un état qui fonctionne et les « citoyens » accepter ce qui leur semble une vie normale. Bienvenue à la « paix économique » de la Palestine ! En fait, les Palestiniens doivent s’en contenter et la déguiser autant que possible pour un avenir indéterminé, sans latitude pour prendre de vraies décisions économiques qui ne s’arrêtent pas à l’organisation de services et qui aident à créer les conditions pour mettre fin à l’occupation plutôt que coexister avec celle-ci.

Donc, en tant qu’économiste du développement, je me méfie instinctivement des bulles comme celle-ci, spécialement si on tient compte du cours spécifique de l’histoire et des changements structurels qui empêchent cette croissance de progresser.

RS: Avez-vous d’autres préoccupations ?

RK: Mais oui, voilà mon deuxième point : On prétend que la situation est bien meilleure au niveau des institutions qu’elle ne l’était en 2000 ou 2005. Si celles-ci avaient été en place en ce moment-là, qu’est-ce qui aurait empêché l’état de fonctionner ? Si on se souvient d’Oslo, l’état était censé être établi d’ici la fin des années 90. On pensait que cinq ans devaient suffire. Ce qui était là, on le supposait, pouvait être transformé en un état d’une façon ou d’une autre. Évidemment, aujourd’hui la transparence dans la finance publique s’est améliorée, mais en fin de compte, le contrôle des finances est toujours entre les mains d’une personne, comme c’était au temps du soi-disant corrompu Yasser Arafat [feu Président de l’Organisation de Libération de la Palestine]. Il est certain que les principales institutions publiques fonctionnent. Elles fournissent leurs services. Mais elles faisaient ça avant aussi ! Ce n’est pas comme si elles ne fournissaient pas des services il y a dix ou cinq ans, ou ce qui empêchait l’état d’être établi était ce défaut.

Selon la fiche de score de toute la réforme institutionnelle, que tiennent l’AP et les donateurs, par ces critères, c’est seulement maintenant que le droit des Palestiniens à l’autodétermination peut se discuter, puisque les Palestiniens se sont montré capables de se gouverner eux-mêmes. Alors, ça veut dire que la raison pour laquelle ils ne pouvaient pas le faire depuis 1988, moment où ils avaient déclaré leur indépendance pour la première fois, en accord avec les résolutions de l’ONU, c’était à cause de leurs propres défaillances institutionnelles qu’on a mis vingt ans à discuter ? Sans apporter quoi que soit d’utile, on s’éloigne du point de mire qui est nécessaire pour bien bâtir un état et diriger le développement économique d’une économie déchirée par la guerre.

Ma troisième préoccupation concerne le type d’économie qui est en train de s’établir. Supposons que d’ici septembre, un état palestinien soit en place et qu’Israël se retire. Quel genre d’économie envisage-t-on ? On parle d’un système commercial très ouvert, de la perpétuation de la structure du Protocole de Paris et de la soi-disant « union douanière », de la conformité avec les normes de l’Organisation du Commerce Mondial, sans politique monétaire ou macroéconomique autonome ni responsabilité fiscale etc. Mais tout économiste de l’UNCTAD vous dira que ce n’est pas la bonne façon d’aborder une telle situation.

RS: Selon les tout derniers chiffres, la production industrielle a baissé. Quelles sont les conséquences possibles de cette tendance pour l’avenir de l’économie de la Palestine ?

RK: À l’UNCTAD, nous estimons qu’un tiers environ de la capacité de production existant avant la deuxième intifada, a été perdu. Il est certain qu’il faut investir dans l’économie pour renforcer en partie les éléments nécessaires aux besoins domestiques. À mon avis, rien de ça ne se passe en Palestine, sauf quelquefois dans certains secteurs spécialisés. Et pourquoi pas ? Comment pouvez-vous sortir d’un conflit avec une économie déchirée par la guerre, si vous voulez que votre état tienne debout, sans capacité intérieure de production industrielle ? Tous ces rapports montrent qu’il n’y a eu presque aucun changement dans les taux élevés de chômage et de pauvreté.

Par conséquent, on a tout simplement tort d’encourager la croissance et le développement en vue de l’exportation. Cela n’a pas marché dans le contexte palestinien et cela n’a marché pour les autres qu’à des stades très différents de développement. Cela pourrait arriver plus tard, mais certainement pas maintenant. Qui plus est, si, en septembre nous allons avoir une sorte d’état palestinien, son accès aux marchés restera fermement entre les mains d’Israël. Alors, de quelle sorte de croissance à vocation exportatrice parlons-nous ? Toutes les expériences récentes de fondamentalisme de marché néolibéral partout dans le monde et beaucoup d’expériences de stratégies de croissance tournées vers l’exportation dans des économies tout aussi faibles en Afrique, sans parler de l’Afrique du Nord : toutes ont manifestement échoué, et dans cette dernière, c’est spectaculaire ! Pourtant, l’AP fait des projets pour ce genre d’économie. Voilà un dicton qui convient parfaitement : « Ils vont au hadj quand les pèlerins en reviennent. »

RS: Quels sont les piliers-clés du programme néolibéral de l’AP ?

RK: Au moins en Cisjordanie, le néolibéralisme est omniprésent dans tous les secteurs de la politique économique et de la vie sociale. Parmi les options disponibles, en considérant d’attirer des investissements dans les domaines fiscaux, commerciaux, monétaires, industriels ou étrangers, l’AP a choisi la voie néolibérale, par exemple la poursuite de l’intégration complète dans l’économie israélienne ou la libéralisation maximale du régime commercial. Le développement tourné vers l’exportation, comme je l’ai déjà dit, est censé être la seule politique optimale pour les pays en voie de développement, et l’intégration dans une économie israélienne supérieure la meilleure option. On s’imagine qu’une telle stratégie de développement permettra l’intégration avec la tendance de longue durée de l’économie israélienne dont les statistiques montrent de façon brutale que l’écart salarial est la vraie tendance dans les relations économiques palestino-israéliennes depuis quarante ans.

En effet, si nous considérons l’économie arabe en Israël depuis 1948, au fond, le rapport des ressources économiques palestiniennes avec le capital israélien et les conditions préalables au développement, est le même. De plus, on dit partout que l’état palestinien doit permettre « la croissance stimulée par le privé ». Ça a plutôt l’air d’un bobard, le secteur public palestinien n’existant pas en tant qu’agent économique, et aujourd’hui, il n’y a presque plus rien à privatiser. Cependant, le commun des mortels souffre de la privatisation.

Prenons l’exemple de la distribution d’électricité. Allez dans la vallée du Jourdain ou dans le sud de la Cisjordanie la nuit et vous verrez, sur les flancs des coteaux, des villages éclairés à la bougie. On a introduit de force des compteurs électriques prépayés, pour contribuer à l’exercice de réduction du budget de l’AP, selon les dispositions de l’accord collectif de Washington, mais évidemment beaucoup de pauvres ne peuvent pas payer et on délaisse tout simplement les « filets de sécurité sociale » habituels.

À mon avis, adopter aveuglément un tel programme politique est une des plus graves erreurs de l’AP ; assurément, c’est défavorable au développement et à la libération, deux choses dont les Palestiniens ont le plus besoin. De quoi l’économie palestinienne a-t-elle besoin ? Elle a besoin de se reconstruire. La capacité de production doit être reconstituée systématiquement et l’investissement affecté en conséquence. Une reprise viable ne peut pas simplement dépendre du marché. Il faut prendre des décisions : Quelle sorte d’industrie voulons-nous ? Quelle sorte d’agriculture ? Et la sécurité alimentaire ? Et les ressources naturelles : les champs de gaz naturel, les ressources de la Mer Morte, l’eau ? Où est le programme politique et quelles sont les institutions de l’état indépendant et souverain palestinien permettant d’aborder ces aspects stratégiques de sécurité économique intérieure ?

RS: Quand le tournant néolibéral a-t-il commencé ?

RK: Cela remonte aux années 90, à la Conférence de Paix de Madrid, au processus de paix d’Oslo, à la mondialisation et au rôle progressif des institutions financières internationales en Palestine. En particulier, la Banque Mondiale et de plus en plus le FMI ont laissé leur empreinte dans la façon de penser des élites qui décident. Et naturellement, la propre expérience du Premier Ministre [Salam] Fayyad est importante : Il vient du FMI, tandis que le DG du Fond d’Investissement Palestinien, Muhamad Mustafa, a été élevé à la Banque Mondiale voisine. Je ne le leur reproche pas, du fait qu’ils ne peuvent vraiment réfléchir à ces questions que dans le même système de référence. Mais il est étonnant qu’il y ait si peu de pensée économique différente issue de la Palestine.

Pour le reste, sur le plan de l’activisme, des droits de l’homme, de l’engagement dans la société civile etc., il existe une pensée intellectuelle et la Palestine reste une avant-garde pleine de vitalité. Alors, pourquoi se fait-il que seulement quelques-uns mettent en doute la démarche néolibérale de l’AP ? Voilà pourquoi Sobhi Samour et moi, nous avons écrit cet article dans le Journal of Palestine Studies. Les choses sont si évidentes, malgré tout personne n’en dit rien et nous avons pensé que cela devait être dit, à cette occasion par deux économistes palestiniens.

RS: Quel est le succès de la force, du consentement et de la persuasion dans le contexte palestinien ?

RK: L’accent sur la réforme palestinienne, l’instauration d’institutions, les dépenses sur le développement et l’opération de prestige, a fourni l’élément de sécurité, spécialement l’association fructueuse avec les instructeurs militaires américains et l’armée israélienne, qui assure une « période de calme » en Cisjordanie depuis 2007, réduisant en même temps, il semble, le poids des dépenses militaires et le coût de l’occupation. De plus, après toutes ces années de lutte sans issue, la modernisation, la transition vers une sorte de normalité, la paix et la vie normale, c’est attirant et convaincant, tandis que les emplois fournis par l’AP maintiennent un groupe qui représente un tiers des salariés – ça compte beaucoup pour persuader !

L’assentiment va encore plus loin, je veux dire qu’il y avait des élites qui attendaient ce genre de situation. En Cisjordanie, il y a de nombreux entrepreneurs, des prestataires de services de luxe, des promoteurs et des spéculateurs immobiliers qui gagnent bien leur vie actuellement, tandis que, dans la bande de Gaza, une nouvelle élite de plusieurs centaines de chefs d’entreprises et de profiteurs est apparue grâce à l’économie illégale des tunnels. À mon avis, tous ces personnages sont très influents dans le « consensus » actuel.

RS: Est-ce que la division entre le Fatah et le Hamas contribue à tout ceci ?

RK: En ce qui concerne la Cisjordanie, la division a certainement facilité la situation. Si Hamas avait participé aux prises de décisions, ce programme aurait rencontré beaucoup plus de résistance, du fait que la pauvreté et le chômage qui en auraient résulté, auraient provoqué des troubles et de la tension politique dans les rangs du Hamas. Cependant, à l’heure actuelle, il se passe beaucoup de choses dans la région, étant donné que le peuple rejette l’autoritarisme. Autant que politiques, ces révolutions étaient aussi socioéconomiques. Cette vague va frapper la Palestine d’une façon ou d’une autre, quel que soit le dilemme sur ce qu’il faut faire de l’occupation.

RS: Et le mouvement palestinien du 15 mars qui cherche à mettre fin à la division ?

RK: À mon avis, la nouvelle génération n’a confiance en personne. Le mouvement du 15 mars, bien qu’il soit assez faible, montre que beaucoup de jeunes n’ont plus de respect pour le Hamas, le Fatah ou l’AP sous Fayyad. C’est aussi une question de génération. Dans la bourgeoisie, on dépend évidemment un peu de ces derniers. Il y a également une classe capitaliste entreprenante, qui est très puissante. Ce sont ceux qui se lancent dans ces grands projets de développement tels que les zones industrielles, les villes modèles et les ghettos dorés ou les projets gaziers. Cette classe a manifestement prospéré sous cette AP, mais elle réussissait bien, même avant. Ces gens sont très intéressés matériellement au maintien du statu quo. Pourtant, je n’ai pas vraiment vu de projets d’investissements à long terme. En fait, c’est de la construction résidentielle. Le niveau de construction et sa part dans le produit intérieur brut est traditionnellement élevé en Palestine ; il l’était, même dans les années 80. Mais il suffit d’un char israélien à Ramallah pour abattre tous ces panneaux d’affichage, façades en verre et poteaux indicateurs. Un seul char et c’est fini. Espérons que ça ne finira pas de cette façon.

Ce reportage était écrit par Ray Smith. La version original Anglaise a été publié ici par Electronic Intifada.